Pas de cadeau le 25 – Nouvelle

Pas de cadeau le 25 – Nouvelle

Bonjour les yeux, et Joyeux Noël ! Voici mon petit cadeau du 3 décembre 2023 🙂

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#attentes #amour #faux-semblants

 

18 décembre

 

— Tu vas où habillée en pute comme ça ? dit-il en m’attrapant le poignet.

Immobile, il me détaillait de bas en haut. Un temps d’arrêt, vite réfléchir aux mots pour répondre. La première idée qui me vint, c’était que si une pute s’habillait comme ça, elle n’aurait vraiment pas beaucoup de clients (rire intérieur, ne pas le montrer, il va se vexer). C’était mon premier jour de vacances, depuis des mois, on ne touchait pas terre à l’hôpital, entre les arrêts maladie des collègues, les médecins débordés, les urgences qui s’entassaient dans les couloirs… Non, aujourd’hui il fallait qu’il me foute la paix. Et que je me fringue autrement qu’en pyjama de bloc.

— Je vais déjeuner avec Amélie, c’est bon là, avec ta jalousie à deux balles. Mais merci de me dire que je suis jolie, à ta façon… je prends ça pour un compliment. À tout à l’heure. On a besoin de discuter toutes les deux.

— Ouais, je vais encore en prendre plein la gueule…

— Hé, mais tu arrêtes, oui ? On a autre chose à faire que de parler de toi ! Allez, je rentre vers 16 heures, tu devrais aller faire un tour aussi et profiter de ta journée, tu tournes en boucle depuis un moment, c’est à toi que tu fais du mal.

Sortie. Ça y est. Le poids qui s’en va. L’appart devenait de plus en plus étouffant. Je savais bien, au fond, qu’il me faisait du mal à moi aussi, mais bon, je suis comme ça, il est bien plus névrosé que moi, il a plus de responsabilités à son travail, hiérarchiquement il va donc plus mal que moi. J’étais contente de retrouver mon amie, et de penser à autre chose qu’au boulot, à la maison, à cette grossesse qui n’arrivait pas, trois ans maintenant, il faudrait peut-être passer à d’autres solutions, et cela ne m’enchantait pas. J’en avais discuté hier soir avec Gérald, avant de partir, c’est le gynéco de mon service. Profiter de ce beau soleil d’hiver. Les trottoirs noirs m’éblouissaient de leurs reflets, je mis mes lunettes de soleil et filai au Bistrot de Christophe.

 

Noël

En terrasse, les rires fusaient autour de la table.

— Hé le lampion, tu me passes la bouteille ?

— Le vin, hein, pas l’eau, n’essaye pas de nous… enguirlander ! Ha ha ha !

— Eh oui mon p’tit père, ha ha ! que veux-tu, nous on n’est pas des… cadeaux pour toi !

Il s’en serait bien passé de ces blagounettes qui n’en finissaient pas, comme un rituel de fin d’année. « Alors tu fais l’étoile cette année ? », « Ton second prénom c’est pas Jésus ? », et bien sûr les inévitables « boules de Noël », mais dans son groupe d’amis, il était la piñata qu’on défonçait à coup de mauvaises vannes pour en faire tomber la bonne humeur.

Noël. Il détestait ce prénom à la con dont l’avaient affublé ses parents, prénom solitaire impossible à changer à l’état civil. Chaque année, à l’approche des fêtes, c’était la même chose, les mêmes blagues débiles, les mêmes potes un peu lourds, et parmi eux, la même Camille, son étincelle, qui riait, de plus en plus jolie, jour après jour. Et le même Noël qui se tortillait en regardant son verre, n’osant rien dire ni à Camille, ni aux autres.

 

Astrid

Le Bistrot de Christophe était plein à craquer aujourd’hui. Avec un temps pareil dehors, la terrasse était bondée. Fatigant, ce service. Heureusement qu’elle était à la plonge, et encore, même là, elle ne supportait pas les gens… elle imaginait l’enfer en salle ! Rester concentrée sur ses assiettes, au moins elles, elles font pas chier. Elles participent même à nous nourrir, à nous faire plaisir. Quant à passer du bon temps entre amis, ça faisait des années que cela n’était plus arrivé à Astrid. Elle savait qu’elle passait pour une connasse auprès de la plupart de ses collègues, mais elle s’en foutait royalement. Pour elle, oui, l’enfer, c’est les autres.

L’enfer, c’était son ex qui lui avait fait goûter, alors qu’ils étaient tous les deux étudiants en médecine. Elle avait 19 ans quand ils s’étaient rencontrés, 20 quand ils avaient emménagé dans leur studio, 21 quand elle reçut sa première baffe. Monumentale. Celle qui donne le ton pour la suite.

À 23 ans, elle abandonnait ses études, son mec, et sa ville. Repartir de zéro, c’était ce qu’il y avait de moins pire à faire. En presque trois ans, il avait réussi à la dépouiller d’elle-même, de son assurance, de son sourire, et de sa foi en l’humanité. Comment tu veux faire médecine après ça, disait-elle, croque-mort, à la limite… ou légiste. L’étudiante joviale et populaire était devenue la connasse indifférente qui ne sourit jamais. Elle ne voulait plus sourire. Pas parce qu’elle ne le voulait pas, mais elle n’avait personne à qui sourire sincèrement. Personne ne l’avait entendue pendant ces trois ans, ou crue en tout cas. Les gens sont tous préoccupés par leurs problèmes, ils ne comprennent pas ceux des autres tant qu’ils ne les ont pas vécus. Ils ne savent pas écouter, ils ne font que répondre ce qu’ils aimeraient entendre.

 

20 décembre

 

Les vacances ne lui réussissaient pas, l’atmosphère devenait épouvantable ; moi qui me réjouissais de passer enfin du temps ensemble, c’était pas vraiment ce que j’avais imaginé. Quoi que je fasse, il y avait toujours quelque chose de travers. Sortir le chien était devenu mon prétexte pour souffler. Je voyais Amélie tous les jours, soit pour le déjeuner, sinon pour le café de l’après-midi. Trop besoin de mon bol d’air, en plus la météo était fantastique, ce froid sec et ensoleillé me rappelait les vacances à la neige. Trop besoin d’Amélie aussi, mon amie drôle, légère et sérieuse à la fois. D’Amélie et de chocolat. Aujourd’hui c’était café-croustillant praliné choco.

— C’est une tuerie, ce dessert, goûte !

— Mmmh ouais, pas mal, plein de saveurs… et de calories ! Fais gaffe si tu tombes enceinte, tu prends cinq kilos direct, là !

— C’est pour ça que j’en profite avant, même si j’ai pas la silhouette de la blonde filiforme de l’immeuble.

— Celle qui fait tout le temps la gueule ?

— Ouais, celle que je n’ai jamais vue sourire. Je ne connais même pas le son de sa voix, figure-toi. Tu sais que je ne l’ai jamais entendu prononcer un mot ?

— Non ? Même pas quand tu lui dis bonjour ?

— Alors, si, elle dit bien un truc, mais elle ne parle pas vraiment, elle marmonne. Elle est bizarre, je l’aime pas cette nana, elle a un truc qui me dérange, je sais pas quoi. Elle est toute froide, hermétique… imperméable. C’est ça, elle est imperméable ! Comme un épais ciré breton, tu vois, jaune. Jaune délavé, usé. Elle dit jamais bonjour au chien non plus.

— Elle est vieille ? Pourtant les vieux ça aime les chiens en général. Elle a peut-être vécu des trucs pas marrants dans sa vie, qui l’ont aigrie ?

— Je sais pas, je dirais entre 20 et 50 ans.

— Ah ouais quand même…

— Je l’imagine à la cave, dans l’ombre et l’humidité… à cacher quelque chose…

— Un cadavre ? C’est peut-être un serial killer ?

— Non, les serial killers ont l’air inoffensifs et gentils, en général. Pour le coup elle, elle a tellement la gueule de l’emploi, c’est impossible qu’elle en soit un !

— Et sinon avec ton mec, vous en êtes où ?

— Oh, toujours pareil… Les vacances ensemble, ça n’a pas l’air d’être son truc, j’ai plus l’impression de le contrarier à longueur de journée que de passer des vacances…

— Heu… non, je voulais dire au niveau bébé, vous en êtes où ? Ça avance ?

— Ah, ça ! Non… C’est pas faute d’essayer pourtant. Je devrais être contente, y a que ça qui marche en ce moment entre nous… Tiens, regarde, c’est Noël, mon petit voisin ! Je lui fis bonjour d’un signe de la main, tandis qu’il s’installait en terrasse avec son groupe d’amis. Il est adorable, lui, discret, mais toujours prêt à rendre service, tout le contraire de la grande de la cave.

Amélie arrondit les yeux et me chuchota :

— Il s’appelle vraiment Noël ?

J’acquiesçai d’un sourire en avalant la dernière bouchée chocolatée. Pauvre Noël, c’est vrai que son prénom, c’était pas un cadeau en ce moment.

 

Noël

Le petit groupe s’installait en terrasse. Au programme : organiser le repas annuel du 24, pour ceux qui ne passaient pas le Nouvel An ensemble. Et cette année, Noël n’aurait raté ça pour rien au monde : la fête était prévue chez Camille. Il n’était encore jamais allé chez elle, mais il savait qu’elle avait un chat et qu’elle aimait le bleu. Il imaginait son appartement, son clic-clac avec un plaid à franges bleu pétrole, sous un miroir doré, ses meubles en bois clair, sa petite cuisine-bar – elle lui avait dit une fois, c’est plus sympa pour discuter, une cuisine ouverte ! Discuter. Il faudrait bien qu’il se lance, un de ces jours. Pour le moment, il se contentait d’écouter, de regarder, et de rêver. Noël n’était pas un garçon particulièrement ringard, il était juste dans son monde, bien à l’abri dans ses sweats-capuche, les mains dans les poches. Il absorbait plus qu’il ne s’exprimait : c’était sa façon à lui d’apprendre comment fonctionnait ce monde qui lui semblait si loin du sien. Quant au monde féminin, le mystère était total.

Ils en étaient à rire des prochains petits cadeaux qu’ils allaient s’offrir entre eux le 24 ou le 31, et Noël souriait de ce qu’il avait préparé pour Camille, une playlist d’Éric Satie et Thylacine, entre autres, qui lui plairait sûrement. Des musiques pour s’évader, pour voyager, des nostalgies heureuses. Il la savait sensible à ces émotions-là, il espérait que cette musique les rapproche. Elle était si radieuse, ces derniers jours, elle riait davantage, un peu plus volubile, plus de regards aussi, elle lui avait même posé une question rien qu’à lui, tout à l’heure, il avait dû devenir tout rouge. Il soupira longuement, sa tasse de café tiède au creux des mains, il écoutait Camille rire aux paroles d’Éric, le charismatique de la bande, dont le talent principal consistait à avoir l’air terriblement cool en chemise boutonnée et repassée. Noël avala son café refroidi, tandis qu’il pensait à son besoin des autres, et aux autres qui n’avaient pas besoin de lui. Il trouvait Éric un peu con, mais il ne pouvait pas s’empêcher de l’envier, sa présence sociale, son aisance, et surtout, sa causerie avec Camille.

 

Astrid

16 h 30, fin de service. Elle rentre chez elle. C’est l’heure du labrador et de sa voisine du dessous, qu’elle croise tous les jours. Elle est fascinée par cette nana, mais elle ne montre rien. Sa voisine non plus, d’ailleurs, ne montre rien, sous ses manches toujours longues, en toutes saisons ; une vraie gentille, avec un simple carré court de boucles auburn, des yeux d’un bleu vivant, et une énergie moelleuse, toujours polie et prête à rendre service. Une bonne poire dans le jargon social, c’est pas pour rien qu’elle est infirmière.

L’air sent les fêtes de fin d’année, l’effervescence discrète des derniers cadeaux et des repas qui vont s’improviser. Cette année se résumera encore une fois à un simple coup de fil à ses parents, et elle s’en porte très bien. Pas eux.

Ils n’ont jamais voulu comprendre. T’as vu un psy, non ? Donc c’est bon, là, c’est réglé cette histoire ! Chez Papa-Maman, on ne remue pas les archives. On les jette en vrac dans un carton, qu’on stocke au grenier. Et interdit d’ouvrir le carton. OK, ben alors restez-y, vous avec votre passé, moi je vais m’occuper du mien, leur avait-elle dit avant de déménager.

Trier, ranger et supprimer ce qui doit l’être, pour ça faut le regarder en face, son putain de passé. Elle avait d’abord contraint ses cheveux aux brushings et aux décolorations, et maintenant qu’ils étaient assez longs, elle trouvait que cet air norvégien collait parfaitement avec son état de surgelé intérieur. Avec ses quinze kilos en moins, elle avait fini par ressembler tout à fait à ces mannequins translucides sur papier glacé.

Effacer sa vie d’avant, et choisir son présent. Construire chaque jour, l’un après l’autre. Sans personne pour lui dire quoi faire, qui voir ni quelle fringue porter. Il n’y a que comme ça qu’elle pourra se réchauffer à nouveau, réapprendre à vivre. Elle a été ce mégot écrasé consciencieusement et lentement qu’on veut éteindre. Mais la braise est là, au fond du ventre, et elle sait que ce n’est qu’une question de temps avant de refoutre le feu.

 

22 décembre

 

C’est arrivé hier soir. Ce n’était jamais arrivé avant. Ça ne devrait jamais arriver, même dans un couple. On n’a pas le droit de faire ça. Ça se fait pas. Non, ça se fait pas. Depuis le début des vacances, chaque soir, je rentrais avec Cookie, et chaque soir je le voyais silencieux, préoccupé. Les coups d’œil par en dessous, c’était nouveau. J’ai l’habitude – c’est étonnant comme on s’adapte vite aux mécanismes, comme on apprend à lire les intentions, à guetter les moindres gestes. J’ai pensé à une de ses crises d’angoisse qu’il me fait une fois par mois, tandis que mon ventre me manifestait son désaccord pesant, noué et nauséeux. Si j’étais partie à ce moment-là, ça ne serait jamais arrivé. Je savais qu’il allait me tomber dessus, mais je ne savais pas quand. En général c’est le soir, quand on va se coucher, il n’y a que ça qui le calme avant de dormir. Mais hier, il a fait durer l’attente.

C’est une fois au lit que ça lui a pris, il y a mis toute sa colère et son énergie, ce n’était pas lui, pas si violent, ce n’était pas possible ce qu’il me faisait. J’étais sidérée. De douleur, cette déchirure entre ce qu’il était juste avant, et ce qu’il devenait sur moi, dans moi. Et la déchirure physique. Effroyable. Mon corps m’interdisait de bouger, il m’aurait tuée, il en était capable. Pour la première fois, j’ai eu peur. Attendre la suite. Il s’est écroulé de sommeil, comme un enragé. Je n’ai pas fermé l’œil, assise, attendre. Impossible de comprendre. Pas lui. Pas possible. Pas moi.

Le matin, ce matin, il s’est levé, comme si de rien n’était. Bonjour Chérie devant les tartines beurrées. Les habitudes qui te disent que tout est normal, que tout va bien. Non. Je sais que je n’ai pas dormi, je sais que je n’ai pas rêvé. Et je ne sais pas quoi faire. Je sens la douleur dans le ventre, je sens une espèce de honte qui grandit dedans, qui me mord les tripes comme un lierre sombre, une marée gluante. J’ai vomi. Le poison restait dedans. Pourquoi j’ai attendu ? J’ai bien dû faire quelque chose qui l’a mis dans cet état.

Je l’ai observé en douce, toute la journée. Pareil à lui-même. Seul son regard avant changé, il n’était plus du tout préoccupé. Il était déterminé.

Ce soir, à table, il m’a balancé tout naturellement ah au fait, j’ai invité ton père pour le 24 ! Oh Papa, si tu savais.

Et ce soir, ça a recommencé.

 

Noël

Cette image s’est imprimée sur sa rétine. Ils se sont levés en se tenant la main, il les revoit au ralenti, leurs têtes se rapprochent, et le sourire de Camille disparaît sur les lèvres d’Éric. Non. Il pèse deux cents kilos, ses pieds sont fondus dans l’asphalte, son corps tout entier s’effondre dans une faille béante. Il y est toujours, depuis deux jours. Sa poitrine est déchirée en mille éclairs aiguisés. Ce soir, la nuit noire. Il pleurera toute la nuit. Il n’avait rien vu, rien compris. Je suis vraiment trop con. Qu’est-ce qu’elle aurait fait, de toute façon, avec un type comme moi ?

 

Astrid

16 h 30, fin de service. Cette régularité lui plaît, la rassure, elle lui donne cette sensation de contrôle qui la stabilise. Toute la vaisselle est propre, rangée, à sa place. Neuf mois qu’elle travaillait là, deux cent soixante-quatorze jours à se sentir un peu plus propre elle aussi, petit à petit, un peu plus rangée, un peu plus à sa place.

En cuisine, elle rayonnait devant ses éviers, elle grattait, lavait, rinçait en sifflotant, et observait avec un enthousiasme surprenant la graisse et les déchets disparaître dans les profondeurs des siphons et des conteneurs. C’était exactement le job dont elle avait besoin. Plus tard, quand elle serait propre comme sa vaisselle, elle passerait à autre chose. Pour l’instant, elle se contentait de savoir ce qu’elle ne voulait pas, le reste on verrait plus tard.

En arrivant devant l’immeuble, elle s’étonna de ne pas avoir encore croisé le labrador couleur vanille. C’est drôle, c’est exactement le chien qu’elle aurait aimé avoir aussi, cinq ans plus tôt. C’est à ce moment qu’il apparut, tractant sa maîtresse derrière lui. Astrid fut surprise de ce tableau inhabituel. Elle s’immobilisa un instant pour les laisser passer, et entendit sa voisine murmurer un souffle en guise de bonjour quotidien. Elle semblait traîner du plomb derrière son chien qui souriait pour deux.

Astrid remonta, pensive, dans son studio au dernier étage. La luminosité lui fouetta le visage, elle baissa un peu les stores et fit entrer l’air frais pour aérer. Elle respira à pleins poumons, et chassa la scène qu’elle venait de voir. Quelques feuilles de menthe poivrée, de l’eau gazeuse et un filet de jus de citron, elle s’installa sur son petit balcon pour profiter de la douce chaleur solaire d’hiver. Elle passa la main dans son thym et son romarin qu’elle choyait dans leur jardinière en bois. L’odeur de sa Provence. Cet appart était une pépite que lui avait dégotée l’agent immobilier, le pauvre, il n’en menait pas large avec comme seule consigne je suis surgelée depuis trois ans, ma décongélation ira plus vite au soleil ! Elle habitait au troisième et dernier étage ; besoin d’air au-dessus de sa tête, et besoin de perspective, de hauteur. Sentiment de sécurité.

Elle ne fréquentait personne dans l’immeuble, pas de temps pour ça, mais elle les connaissait tous. Pas leurs noms ni leurs prénoms, mais où ils habitaient et ce qu’ils faisaient. L’appartement voisin du sien n’était occupé que pendant les vacances scolaires, famille recomposée de quatre qu’elle surnommait les Daltons : le petit frère qui devait avoir cinq ou six ans, était toujours énervé, la grande sœur dégingandée nombril à l’air caricaturait la mollesse de l’adolescence, et au milieu les parents. Elle les trouvait très drôles quand ils étaient là, un vrai sketch.

En dessous, la petite infirmière qui la fascinait tant, par sa ressemblance avec elle, quelques années en arrière. Elle habitait avec une espèce d’abruti égocentré – elle les sentait à cent mètres maintenant. Sur le même palier, un jeune homme célibataire, ni beau ni moche, juste insignifiant, caché sous de perpétuels sweats-capuche, à croire qu’il n’avait que ça dans son placard. Il était le seul avec qui elle échangeait quelques mots, sans connaître son prénom pour autant. En fait les prénoms elle s’en fichait, ce qui l’intéressait, c’était ce qu’il y avait dedans, pas l’étiquette.

Au premier, il y avait la fausse gentille vieille, totalement hypocrite devant ses propres enfants, et dès qu’ils tournaient le dos, une vraie salope avec ses petits-enfants. Pas vu souvent des comme elle… Bien aigrie, l’ancêtre. Le studio voisin était occupé par un papi triste et penché. Il ressemblait à quelqu’un qui avait été jovial, avant, avec sa tristesse nostalgique fossilisée aux coins des yeux.

Enfin, au rez-de-chaussée, une autre famille de quatre, qui avait emménagé en septembre dernier, et qui tourbillonnait sans cesse entre l’école, le boulot et les activités du mercredi et du week-end. Elle ne les avait encore jamais vus seuls chez eux. Une famille moderne. Ça donnait envie…

 

24 décembre

 

17 h, désolée Cookie, j’ai failli t’oublier. Trois jours que je ne pense plus, que je ne dors plus, que je ne mange plus. Pilote automatique. Et pourtant ça se révolte à l’intérieur. Mais seulement à l’intérieur. L’extérieur, je ne contrôle plus rien. J’attends que les heures passent. Tout était prévisible, je n’ai rien voulu voir, à croire que je n’attendais que ça. Mon père arrive dans deux heures, je n’ai rien préparé à manger, rien rangé, la vaisselle s’entasse. Je ne sors presque plus, sauf pour la faire pisser. J’ai annulé mes rendez-vous avec Amélie par texto. Pas parler, pas me voir dans cet état.

La chienne me regarde, pas rancunière, son poil est chaud et doux, c’est la seule personne qui semble vivante dans cette maison. Elle est ma seule humanité de ces longues heures d’attente. Je sors avec la chienne. Viens, on va faire une grande balade. C’est elle qui me promène, je souris. Elle connaît le chemin. L’air frais me fait du bien,

 

Noël

On dit qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné. Maintenant il préfère être seul, c’est certain. Il prétexta un début de gastro, attrapa sa tondeuse et son sabot de 2, et regarda ses boucles molles tomber dans le lavabo. Quand il eut fini, il s’observa longuement. Il ressentait une pointe de satisfaction devant son nouveau visage, je fais moins gentil, comme ça. Il n’avait plus envie d’être gentil. Il n’avait plus envie de grand-chose à vrai dire. Il se regarde toujours et se met à rigoler, c’est nerveux. J’ai vraiment pas l’air commode, j’ai une gueule de vigile. Le rire devient larmes. Il pleure. Encore.

Solitude.

La nuit est déjà tombée, il n’est que 19 heures. Il se sent écrasé, entre ses quatre murs. Sortir. Pas la force de marcher. Rien mangé depuis hier. Pas faim. Il attrape ses clés de voiture et la clé USB qu’il avait préparée pour Camille, et descend.

Les Gymnopédies résonnent dans l’habitacle, il roule au pas, c’est plus prudent, il ne voit presque rien avec toutes ses larmes. Fenêtres ouvertes, pour la buée et pour avoir froid, ça le mord, ça lui fait du bien, ça change de douleur. Son crâne presque nu est gelé, il met quand même sa capuche. Quelques lampadaires se reflètent sur les trottoirs, la rue est vide et silencieuse, témoin elle aussi de la grande blague de Noël qui se joue dans les maisons déguisées de sapins clignotants. L’horizon est noir, cette immobilité luisante lui semble venir du fond des mers. Se laisser couler.

 

Astrid

Noël c’était sa victoire à elle, son indépendance, sa liberté. Son affranchissement des conditions sociales et familiales, de bobonne et de petite fille modèle. Elle le fêtait dans une solitude gastronomique soignée. Internet était un outil formidable pour apprendre à cuisiner, elle se débrouillait très bien. C’est génial comme des ingrédients si mornes peuvent se transformer en un plat si éclatant. La vie pour elle c’était ça aussi, une transformation. Et ça n’arrivait certainement pas en laissant moisir les cartons au grenier.

16 h 30. Elle récupéra sa poule noire dans le frigo et sourit avec satisfaction à la porcelaine et à l’inox qui lui faisaient de l’œil, bien empilés. Maintenant, elle allait s’occuper d’elle. Elle avait du pain sur la planche.

Elle nota qu’elle n’avait croisé personne, monta chez elle, laissa entrer l’air frais du balcon. Le temps était encore extraordinaire. Elle mit sa playlist AC-DC et son tablier noir, et s’installa aux fourneaux avec un verre de Chablis.

Un peu plus tard, le labrador apparaissait dans la rue. C’était encore lui qui promenait sa maîtresse.

 

*

Quand je reviens, je remarque tout de suite l’odeur qui flotte dans les couloirs. Instinctif, trois jours sans manger, le corps n’est pas content. Ensuite, je les entends. Ils rigolent. Mon père l’adore. Il l’a toujours vu si attentionné avec sa fille chérie. Il t’aime vraiment, tu sais, ça se voit, tu as de la chance ! Non papa, tu n’as rien vu. Moi non plus, d’ailleurs, je n’avais rien vu. Je rentre, j’embrasse mon père, je n’arrive pas à sourire, pas possible. Je remarque son instant d’hésitation, il ne dit rien, mais ça l’interpelle, moi si gaie habituellement, j’arrive, Papa, je réponds machinalement, et sans pouvoir expliquer les gestes que je vais faire à partir de maintenant, j’attrape un briquet, ma pince à épiler, ma brosse à dents et mon couteau suisse, je reprends la laisse que je n’avais pas détachée et je ressors aussitôt avec la chienne. Je ne sais pas ce que je fais, mais je sais que je ne peux pas rester. Je suis terrorisée. C’est Cookie qui me tire, au début, ravie de ce bonus balade. La nuit est épaisse comme du plomb. J’ai du mal à respirer, mais j’avance plus vite maintenant. Il faut que j’avance plus vite. Quand j’arrive au square, en face, j’entends le portillon qui claque, je sursaute, mauvais pressentiment. J’accélère, et sans me retourner, je m’enfonce dans la végétation quand une pensée me vient, cinglante : Labrador beige. Trop visible. Je m’arrête pour attacher sa laisse au premier tronc, et je jette un œil derrière moi : aucun doute, c’est lui, il me cherche. Désolée, Cookie, c’est toi ou moi. Je pars en courant, rejoindre la route de l’autre côté, avec un peu de chance, je croiserai du monde. En tout cas plus qu’ici, il n’y a personne, c’est parfait pour un meurtre.

 

Soudain, devant sa voiture, la nuit-océan se met à bouger : une silhouette se détache du trottoir, à moins de trente mètres, une cape qui s’agite, elle court. On dirait Clémence, sa voisine infirmière. Et derrière elle, une autre silhouette, qui court aussi. Merde alors, dit-il à voix haute avant d’accélérer.

 

Ça y est. La grille. La route. Putain, déserte aussi. Tout le monde est bien au chaud derrière ses guirlandes et ses dindes aux marrons. Avancer, ne pas s’arrêter. Clémence ! Viens ici ! De la glace coule dans mes veines, dans mon dos. Je ne sais faire qu’une chose, mettre un pied devant l’autre, le plus vite possible, toujours tout droit, vers le noir, le froid. Derrière, j’entends ses pas, rapides, qui me rattrapent.

C’est à ce moment que la voiture s’est arrêtée, à ma gauche. La portière passager s’est ouverte, un bras tendu, silencieux, homme invisible, je suis montée, il a démarré sans attendre que j’aie refermé. Quand la silhouette a suffisamment rétréci dans le rétroviseur, je me suis tournée vers mon chauffeur mystère. Deux mains sur le volant, capuche XL sur le front, il se tourne vers moi : crâne rasé, yeux rouges et bouffis, une vraie gueule de drogué. Ça ne me fait absolument rien, mes émotions sont anesthésiées. En même temps, vous vous attendiez à quoi ? Un mousquetaire sur son cheval blanc ?

Mon mousquetaire drogué marmonne quelque chose. Il me parle, je crois, c’est incompréhensible. Il répète. Une fois, deux fois. Et je comprends. Ce n’est pas lui qui bougonne, ce sont mes oreilles, elles sont emplies d’un brouhaha. Depuis trois jours. Je me souviens maintenant, je ne m’en étais pas aperçue. Il se mouche bruyamment, nous nous dirigeons vers mon immeuble, il renifle toujours, mais… il pleure ? Je finis par reconnaître mon petit voisin de palier, mais qu’est-ce qui est arrivé à ses cheveux ? Puis je panique, il ne faut pas rentrer chez moi, il faut partir d’ici.

— Non, non, non, non, non !

Je suis tétanisée, frigorifiée, un iceberg impotent. Le contraste de sa voix douce et chaude qui murmure :

— Venez chez moi, vous serez en sécurité.

Je deviens molle, me lève, je marche derrière lui, c’est déjà mieux que d’être morte, non ? Je calcule instantanément que le tour du square en voiture est plus rapide que sa traversée à pied, je conserve mon avance. Nous montons les escaliers. Curieusement, il m’emmène au troisième étage. C’est peut-être lui, le serial killer finalement, avec sa bonne tête. Tout ça pour ça…

 

La vache, ça sent bon ! Astrid admire sa poule de luxe grésiller dans le four, la peau caramélisée et croustillante, et les pommes de terre grenaille joliment dorées à la graisse de canard. Bientôt prêt. Elle mord dans sa tuile aux épices et au foie gras et se dit que ça va vraiment bien avec le Chablis.

Elle ouvre au chat qui miaule, derrière la fenêtre, et observe la rue, par habitude. Tiens, c’est la voiture de Sweat Capuche qui vient d’arriver. Hey, il est accompagné ! C’est fête ce soir, au second ! lance-t-elle au chat qui s’est installé près du four. Ah non, elle s’est trompée, ils ont l’air de faire une drôle de tête, mais… c’est la petite infirmière ? Elle a l’air de peser des tonnes… c’est bizarre, en plus il n’y a aucun bruit dans son appart en dessous, quelque chose cloche. Sale pressentiment. Elle empoigne son couteau japonais et file se poster dans le couloir, devant les escaliers.

 

Il avait agi par réflexe. De toute façon il n’arrivait plus à réfléchir, deux jours qu’il pleurait, ses neurones devaient être complètement déshydratés. C’est donc sans réfléchir qu’il avait récupéré sa voisine effrayée derrière le square, c’est sans réfléchir qu’il était rentré sans tarder à la résidence pour la mettre à l’abri chez lui, mais il ne comprenait pas pourquoi il venait de monter au troisième alors qu’il habitait au second. Et il comprenait encore moins ce qu’il faisait nez à nez avec la fille du troisième, qui semblait prête à bondir avec son énorme tranchoir dans la main droite.

Puis tout alla très vite. La jeune femme au couteau jeta un regard furtif par-dessus son épaule, en même temps qu’elle le poussait doucement mais fermement dans le dos avec sa main libre, en direction de son appartement ; Clémence le suivait, transparente ; la blonde les rejoignit et verrouilla soigneusement la porte. Il avait soudainement très faim.

 

Je ne me souviens de presque rien, juste des mots, des détails, des images.

Une image d’Halloween, la blonde glacée en haut des marches, immobile avec son couteau sanglant.

Je suis dans son appartement. Un cocon. Un cocon tiède. Mes oreilles ne bourdonnent plus, j’entends le silence.

Elle me fixe, son regard m’éclaire, il a une telle douceur.

Je m’entends dire c’est Noël, je crois que je voulais juste présenter mon voisin, mais je ne sais pas pourquoi, ça sonne bizarrement. La blonde incline imperceptiblement la tête, un de ses sourcils se lève un peu et son regard s’agrandit. Noël balbutie quelque chose comme non… c’est moi… c’est mon prénom. Il dit aussi que je ne peux pas rentrer chez moi.

Nous sommes assis autour de la table. Mon verre est rempli d’un liquide sombre. Trois assiettes, des couverts, des plats, une bougie. Je vois un chat derrière, il est assis et nous observe.

Tout doucement je remonte à la surface.

L’extérieur, d’abord, qui progressivement enveloppe mon corps, de chaleur, d’odeurs, de parfums, de couleurs, de saveurs, l’alcool me pique le nez, j’étais en train d’avaler une gorgée de vin, velours de fruits rouges.

Le réveil intérieur est nettement moins agréable : je sens un milliard de muscles, du bout des orteils, au haut de mon crâne, qui hurlent, se contractent, se révoltent. Lever ma fourchette est un calvaire ; je continue à manger, les saveurs m’apaisent ; laisser sortir la douleur qui palpite.

Enfin, c’est le mental qui s’éveille, brutalement cette fois, comme un immense courant d’air qui s’engouffre par la fenêtre ouverte. Tourbillon glacé, tout s’envole. Je m’étais trompée sur toute la ligne. Mes croyances, mes rêves, mes projets. La psychopathe imaginaire est une fée solaire qui nous accueille dans son univers. Et moi, je me réveille totalement vide, vide de mes certitudes et de mon futur, mais tellement présente. Douloureusement vivante, mais vivante.

 

* fin *

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